Dany Laferrière – Tout bouge autour de moi
« Une secousse de magnitude 7.3 n’est pas si terrible. On peut encore courir. C’est le béton qui a tué. Les gens ont fait une orgie de béton ces cinquante dernières années. De petites forteresses. Les maisons en bois et en tôle, plus souples, ont résisté. Dans les chambres d’hôtel souvent exigües, l’ennemi c’est le téléviseur. On se met toujours en face de lui. Il a foncé droit sur nous. Beaucoup de gens l’ont reçu sur la tête » (chapitre Les projectiles, page 14 de Tout bouge autour de moi, paru en 2011).
Passer sa vie en mer
Passer sa vie en mer, c’est passer une certaine partie de son temps à voir des empires se former, s’écrouler et recommencer. Naviguer, c’est être l’aiguille qui peut être amenée à devoir passer au travers du tamis de ces empires. Mais avant même d’arriver jusqu’à la mer, nos histoires personnelles seront nos premiers empires. Nous y passerons tous et ce sera à nous de trouver de multiples façons et de multiples prises afin de passer au travers de leurs rouleaux en évitant le Ippon fatal qui nous laissera à terre.
La lecture du livre Le Monde comme il me parle d’Olivier de Kersauson est encore là. Je vous en ai parlé il y a quelques jours ( Olivier de Kersauson- Le Monde comme il me parle). Sa lecture a été après celle du livre de Dany Laferrière. Mais les deux livres se retrouvent. Laferrière et Kersauson ont des univers communs. Et, moi, je suis ici l’aiguille qui va essayer de coudre ces univers ensemble. Et en plus court que je ne l’ai fait pour le livre de Kersauson.
L’écrivain Dany Laferrière
Dany Laferrière, Haïtien né à Haïti, obligé de s’exiler pour raisons politiques, a vécu des années (où il vit peut être encore) au Québec. Au Québec, il a lu tous les auteurs québecois en activité. Membre de l’Académie Française- depuis décembre 2013- écrivain reconnu et adapté plusieurs fois au cinéma ( Comment faire l’Amour avec un Nègre sans se fatiguer (1989) avec Isaac de Bankolé, Vers le Sud réalisé en 2005 par Laurent Cantet avec Charlotte Rampling), Prix Médicis en 2009, Dany Laferrière était dans un restaurant à Haïti quand la Terre y a tremblé le 12 janvier 2010.
Une histoire personnelle de tremblement
C’est l’histoire personnelle de ce tremblement qu’il nous raconte, par des chapitres courts, dans Tout bouge autour de moi où il navigue à travers ce qu’il voit et reste d’Haïti comme parmi ses souvenirs. Fils du pays, comme cela peut être bien décrit dans son L’Enfant du pays ( très bien restitué par Arthur H et Nicolas Repacdans l’album L’Or Noir ) il sillonne les états de sa famille de ses amis intellectuels ( dont Frankétienne…) et d’inconnus. Ainsi que le traitement humanitaire et médiatique du séisme. Page 60 :
« (….). Le photographe Ivanoh Demers la talonne. Lui semble plutôt gêné. (….) Ses photos ont été reprises dans les journaux du monde entier. Et son émouvante photo du jeune garçon qui tourne son regard vers nous, avec un mélange de douleur et de gravité, restera longtemps dans notre mémoire. La lumière douce qui éclaire son visage fait penser à la peinture flamande. Pourtant, le photographe semble déchiré entre cette soudaine célébrité et la ville détruite- l’un n’allant pas sans l’autre. Il n’a pas à se sentir mal. Sa photo du jeune garçon au regard si doux restera».
A une autre extrémité de la célébrité
Dans ce paragraphe, nous sommes aux antipodes de cette quête de « célébrité » de tous les instants sur les réseaux sociaux, à la télé ainsi que dans ses dérivés ( Ma vie en réalité). Néanmoins, derrière chaque célébrité que nous « suivons » ou regardons, il y a peut-être aussi l’équivalent d’une ville qui se forme, se détruit et se remonte indéfiniment. Le tout est de ne pas faire partie des décombres et des encombrants.
Cadavres et atelier de digestion
Il y a quelques cadavres dans le livre de Dany Laferrière. Et ce ne sont ni des bouteilles d’alcool, ni des merveilles d’alcôve.
Son chapitre Les projectiles décrit assez techniquement un tremblement de terre. Mais le chiffre de la magnitude pourrait correspondre au calibre d’une balle et nous pourrions très bien être dans le début d’un polar. Cadavres et viscères font partie des quelques points communs- et vitaux- qu’il peut y avoir entre le récit que Laferrière nous fait de ce tremblement et un polar.
D’ailleurs, Tout bouge autour de moi débute dans un restaurant, page 11, extrait du chapitre La minute :
« Me voilà au restaurant de l’hôtel Karibe avec mon ami Rodney Saint-Eloi, éditeur de Mémoire d’encrier, qui vient d’arriver de Montréal. Au pied de la table, deux grosses valises remplies de ses dernières parutions. J’attendais cette langouste ( sur la carte, c’était écrit homard) et Saint-Eloi, un poisson gros sel. J’avais déjà entamé le pain quand j’ai entendu une terrible explosion. Au début j’ai cru percevoir le bruit d’une mitrailleuse (certains diront un train), juste dans mon dos. En voyant passer les cuisiniers en trombe, j’ai pensé qu’une chaudière venait d’exploser. Tout cela a duré moins d’une minute. On a eu huit à dix secondes pour prendre une décision. Quitter l’endroit ou rester (….) ».
Après la nourriture, le plus souvent, commence la partition de la digestion. La digestion peut faire penser à un tremblement sauf que celui-ci est routinier et imperceptible. On s’en préoccupe généralement lorsque ça ne passe pas. Lorsque ça ne pousse pas. Quand notre digestion est montée sur ressort hydraulique et nous désopercule de manière incontrôlée par le haut ou par le bas.
Cet ouvrage de Laferrière ressemble à un atelier de digestion de l’événement. Comme tout événement. Mais celui-ci se matérialise et s’impose plus que d’autres comme une expérience hypertonique de tremblement intime, page 43, extrait du chapitre Le Court métrage :
« Si je repasse souvent dans ma tête ces minutes qui précèdent l’explosion c’est parce qu’il est impossible de revivre l’événement lui-même. Il nous habite trop intimement. (….)C’est un moment éternellement présent. On se rappelle l’instant d’avant dans les moindres détails. (….) A partir de 16h53, notre mémoire tremble ».
Une expérience traumatique et traumatisante
Le tremblement de terre d’Haïti peut faire passer à toute expérience traumatique et traumatisante : attentat, assassinat, viol, accident, décès soudain d’un proche, confinement.
Mais le tremblement de terre peut aussi faire penser à un soulèvement populaire. Comme celui des gilets jaunes. Ou dans les cités. Le titre du livre me rappelle aussi le court métrage Ce Chemin devant moi réalisé- en 2012- par Haméet Ekoué ( du groupe de Rap La Rumeur) avec l’acteur Reda Kateb dans le rôle principal. L’acteur Slimane Dazi fait aussi partie du casting.
C’est aussi pour ces quelques raisons que Tout bouge autour de moi peut nous parler de manière rapprochée. Et aussi nous guider.
A un moment, Laferrière nous raconte que le tremblement ne passe pas. Lors d’une scène, quelques jours plus tard, où il croit que le tremblement reprend. Alors que tout va « bien » et que ce sont seulement ses jambes, qui portent encore la mémoire, lourde, du tremblement, qui se mettent soudainement à flageoler.
Les Choses :
Son court paragraphe sur Les Choses, page 19, vaut aussi davantage que sa lecture :
« L’ennemi n’est pas le temps mais toutes ces choses qu’on a accumulées au fil des jours. Dès qu’on ramasse une chose on ne peut plus s’arrêter. Car chaque chose appelle une autre. C’est la cohérence d’une vie. On retrouvera des corps près de la porte. Une valise à côté d’eux ».
Parmi les décombres, les attraits du livre
Parmi ses attraits, le livre est simple à lire. Dans son quotidien. Et il est bâti sur la vie sans éluder certaines tragédies.
Je suis étonné, que parmi les intellectuels qu’il connaît et qu’il cite, le réalisateur haïtien engagé, Raoul Peck, ne soit jamais mentionné vu qu’ils doivent être à peu près du même âge. Mais Haïti a sans doute beaucoup plus d’histoires et de personnes à nommer qu’elle ne compte de kilomètres carrés. Laferrière souligne la très grande créativité de la culture haïtienne dont je suis un témoin mémoriel au travers de la musique Konpa qui a rythmé une partie de mon enfance mais aussi de certaines de mes vacances en Guadeloupe.
Avec le Brésil, Haïti fait partie de ces deux destinations dont j’ai eu envie depuis des années mais où je n’ai jamais osé aller. Par appréhension de la violence. Le livre de Laferrière m’a beaucoup donné envie d’aller à Haïti. Malgré ce tremblement de terre. Alors que nous sommes encore en pleine période de Covid. Et je ne vois dans cette envie aucune parenté avec la folie. C’est peut-être le plus étonnant. Mais je sais aussi que, parfois, ou souvent, seuls les gens fous survivent voire vivent véritablement en passant au travers des empires qui s’écroulent.